Chute de Paris
Paris saigne
Le ciel était d’un gris poisseux ce matin-là, bas et lourd, chargé de cette poussière acide que les vents ramenaient de la mer du Nord. Ida, Ralph et Justin progressaient dans les ruines du port, silhouettes discrètes entre les carcasses de containers éventrés et les squelettes de grues, en mission de récupération. Les deux hommes, fusils en bandoulière, ouvraient la voie, tandis qu’Ida inspectait les abords, attentive à chaque son.
Ce fut elle qui les vit, la première. Une voile déchirée, peinte d’un crâne blanc. Un rafiot de guerre, bringuebalant, crachait sa fumée noire dans la baie. Les pirates.
Sans un mot, ils s’enfoncèrent dans les décombres, se tapissant dans l’ombre. Depuis leur cachette, ils observèrent les silhouettes rudes et râblées décharger des caisses du bâtiment aux fenêtres murées. Des armes. Beaucoup.
Une fois les contrebandiers disparus à l’horizon, le trio s’approcha des lieux. L’intérieur était silencieux, presque spectral. Des pièces vides, aux murs rongés par l’humidité. Les portes de fer blindées étaient ouvertes, béantes comme des bouches sans langue. Mais aucun butin, aucun indice. Juste une impression persistante de ne pas être seuls.
À la sortie, deux formes métalliques surgirent dans le silence. Des robots. Anciens, rouillés, mais encore redoutables. Les fusils de Ralph et Justin crachèrent leur colère, un vacarme assourdissant dans les rues éventrées. Le premier robot s’écroula dans une gerbe d’étincelles. Le second, insensible aux balles, fut frappé de plein fouet par la décharge foudroyante d’Ida. L’impact laissa une odeur âcre dans l’air, un mélange de métal brûlé et d’ozone. Mais elle fut touchée à la jambe, une gerbe de sang noirci éclaboussant les pavés.
Poussée par l’urgence et la curiosité, elle s’approcha pour fouiller les carcasses. L’un des robots siffla faiblement… puis explosa.
Elle fut projetée au sol, le souffle coupé, le visage couvert de suie et de sang. En clopinant, trempée de sueur et meurtrie, elle revint au campement où Ro’shy méditait, son esprit flottant à la lisière du divin. Quand il ouvrit les yeux et la vit, il tendit la main sans un mot. Une lueur verte s’enroula autour de ses doigts, une douce chaleur magique recousit chair et os. Ida, dans un soupir, sombra dans un sommeil sans rêves.
Pendant ce temps, bien plus au sud, Grabu, Spike et Pashtarot s’enfonçaient dans les terres sombres, en direction de Paris. Le vent portait une odeur rance, mélange de moisissures, de carcasses et d’échos lointains. Lorsqu’ils atteignirent les ruines de Beauvais, les ombres du soir s’étiraient déjà sur les façades éventrées.
Mais là, dans la pénombre, des notes de musique dansaient entre les pierres. Violon grinçant, guitare fatiguée, trompette fêlée, accordéon aux soufflets écorchés. Un groupe de musiciens. Des vestes élimées aux couleurs éclatantes. Et sur l’une d’elles, Spike reconnut le symbole discret de la guilde des musiciens — un ordre ancien, itinérant, parfois utile.
Après une discussion feutrée, l’accord fut conclu. Contre quelques poignées de capsules et quelques denrées, ils composeraient des chansons à la gloire de Braggur, dieu des forges. Plus important encore, ils faciliteraient leur entrée clandestine dans Paris.
Quelques déboires plus tard, les armures mal sanglées et les sacs trop pleins furent corrigés. Le trio, guidé par les musiciens, s’engouffra dans les profondeurs. Un tunnel de métro, effondré par endroits, grouillant d’insectes, bordé de vieux tags et de symboles oubliés.
Ils débouchèrent au fond d’un cratère, à quelques minutes du couvre-feu. Paris. Le creuset des nations.
Le premier abri fut une piaule misérable, habitée par un mendiant solitaire. Grabu, d’un simple geste, tissa dans son esprit des souvenirs inventés — de vieux amis, de bières partagées au coin d’un feu. Le vieil homme, hébété, accepta la nourriture et le vin, oubliant la peur. La nuit fut agitée. Odeur d’urine, de moisi, et dehors… un bruit étouffé d’une personne poignardée. Mais aucun d’eux n’osa sortir pour voir.
À l’aube, ils remontèrent dans le cratère et s’approchèrent du container abritant Joseph, le maire. Plus aucun civil dans les parages. Juste des soldats, lourdement armés, aux regards vides. Le danger était palpable, l’air chargé d’électricité.
Grabu ne dit rien. Il leva la main.
Ses yeux s’illuminèrent, un vert phosphorescent, et dans le silence suspendu, sa magie frappa. Une onde invisible, tranchante, s’écrasa sur les gardes. Leurs crânes résonnèrent, puis explosèrent sous la pression mentale. Du sang suinta par leurs yeux, leurs oreilles. L’un d’eux émit un râle atroce avant de s’effondrer, la bouche tordue dans une grimace figée. Certains tombèrent des étages, le bruit lourd du fracas de leur corps inerte sur les passerelle retentit dans le cratère.
L’instant d’après, une alarme retentit. Aigüe. Inhumaine.
Sans perdre une seconde, ils s’élancèrent et se précipitèrent dans la première maison ouverte. Les battants se refermèrent derrière eux, engloutissant leur souffle.
Le cœur de Paris battait plus fort que jamais. Mais il battait contre eux.
Les ombres de Paris
Le silence était retombé, lourd comme un linceul, autour de la maison du maire. Des corps gisaient encore dans les allées poussiéreuses, leurs visages figés dans l’effroi, les yeux ouverts vers un ciel de cendre. Les dernières détonations s’étaient évanouies dans l’écho métallique des murs des habitations du cratère.
Dans la pénombre d’une case voisine, trois silhouettes haletantes se tassaient contre les murs sales : Grabu, les poings encore serrés, le souffle court ; Spike, l’œil vif, sondant chaque vibration dans l’air ; et Pashtarot, le visage marqué par la tension. À l’extérieur, des voix claquèrent comme des ordres militaires.
— « Qu’est-ce que c’était ? Fermez les lieux ! Ne laissez personne sortir ! »
Les bottes crissaient sur le métal, les cliquetis des armes se mêlaient aux aboiements des ordres. Pas une seconde à perdre.
Spike ferma les yeux. Le monde se plia autour de lui comme un drap qu’on froisse, et dans son esprit s’imposa l’image de la maison du mendiant, celle où ils avaient passé la nuit précédente. Il tendit la main. Un souffle glacial remplit la pièce. Une faille invisible dans l’espace s’ouvrit — un gouffre d’ombres en spirale.
Sans un mot, les trois hommes s’y engouffrèrent.
Quand ils revinrent à eux, la lumière blafarde d’un néon oscillant les accueillit. Odeur de linge humide, de vieille soupe et d’urine rance. Ils étaient de retour dans la tanière du mendiant. Mais l’homme n’était plus là.
Quelques heures plus tard, errant sur les passerelles qui façonnent la ville de Paris, ils trouvèrent un bar discret, aux vitres opaques et à la porte grinçante. À l’intérieur, la lumière rougeoyante baignait les murs en moquette rapiécée. Une vieille platine grésillait quelque chose qui ressemblait à du jazz mutilé.
Alan, le serveur, était un homme sec au regard flou, qui les observa sans dire un mot en posant trois verres presque vides. Grabu tenta d’entrer dans son esprit, d’y déposer quelques souvenirs artificiels — une enfance partagée, un pacte ancien — mais quelque chose résistait. L’air se fit plus lourd. Alan cligna des yeux, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Grabu s’était occupé de faire fondre son esprit, laissant désormais la place à Spike pour faire disparaître le corps.
Les trois personnages s’installent dans le bas tout l’après-midi et se servent, font comme chez eux. Grabu prend le service et fait croire qu’il est là pour remplacer Alan, qui serait indisposé. Les clients défilent mais ne se ressemblent pas, certains ont l’air méfiant, d’autres consomment juste.
Trois clients en fin de journée. Une atmosphère étrange s’installa. Quelque chose n’allait pas. Puis, sans cri, sans menace, sans parole, un éclair d’argent fendit l’air. Pashtarot, surpris, porta la main à son flanc. Une lame courte s’était plantée entre ses côtes.
Les trois clients se levèrent prestement, mais Grabu n’attendit pas. Il se leva, les yeux illuminés d’une colère divine, et tendit la main. Les trois corps s’effondrèrent aussitôt, du sang noir perlant de leurs yeux, de leurs narines. Spike fit un plongeon vers la salle arrière, ce pendant que Pashtarot, se levant, fit une attaque circulaire avec son épée qui révéla trois individus invisibles et les occis.
Pendant que Grabu démembrait gaiement un survivant, dans l’espoir d’obtenir des informations avec sa torture barbare, ils entendirent de puissants bruits métalliques à l’extérieur. Le bar commençait à vibrer de toute part - des gens étaient en train de tronçonner les fondations de leur planque. Spike s’empressa de visualiser leur voiture laissée aux abords de la ville, et un nouveau souffle glacial emplit la pièce. Personne ne se fit prier et ils traversèrent la faille immédiatement.
Les trois comparses s’empressèrent de monter dans leur véhicule et de s’éloigner de la ville. Ils prirent la route vers le sud, qui longe les cratères de Paris en passant par l’ouest. Ils virent des engins volant se diriger vers la ville de Paris, et des dizaines de petits appareils s’en échappèrent — des drones sphériques, vrombissant comme des guêpes. Deux des petites machines semblaient se diriger vers eux, alors Spike ne réfléchit pas. Il épaula son sniper et tira.
Ils ne s’arrêtèrent qu’à Versailles.
Les ruines royales étaient vides, calcinées, mais étrangement apaisantes. Là, entre les restes d’un pavillon de jardin effondré et une fontaine desséchée, ils montèrent un camp. Pashtarot pansait sa plaie avec des bandes grossières, Spike nettoyait silencieusement son arme, et Grabu priait à voix basse, les yeux tournés vers les étoiles mortes.
Pendant ce temps, à des dizaines de kilomètres de là, Ro’shy faisait face à l’horreur.
Le foyer de sa religion naissante, qu’il avait bâti avec tant d’efforts, venait d’être attaqué. Les robots étaient arrivés au petit matin, leur approche silencieuse rompue seulement par les cris soudains, les tirs frénétiques, et le vacarme du métal contre la pierre.
Dix de ses fidèles tombèrent.
Ro’shy, les larmes aux yeux, leva les bras. La terre répondit. Des racines épaisses comme des cuisses jaillirent du sol, s’enroulèrent autour des jambes mécaniques, brisèrent les articulations, bloquèrent les rouages. Ses disciples, debout malgré la peur, criblèrent les machines de balles, de flèches, de cris.
Et, quand le silence revint, il n’y avait plus que la fumée, l’odeur de l’huile brûlée… et les morts.
Ro’shy s’agenouilla. Il soigna les blessés, referma les plaies, pria sur les corps. Il parla à chacun. Il n’offrit pas de promesse vide, mais sa voix, posée et grave, fut celle d’un guide. La peur se transforma en force.
Et le chantier reprit, au cœur des cendres.
Des cités choient et d’autres s’élèvent
Le soleil se levait à peine sur les ruines embrumées de la ville lorsque Ro’shy, debout face à l’entrée éventrée du vieux gymnase, contempla le fruit de ses efforts. Malgré les pertes récentes, les trahisons, les sacrifices, la foi tenait bon. Et elle portait un nom, désormais : le temple de la Graine Éternelle.
À l’intérieur, les murs noircis par les fumées d’anciennes batailles avaient été nettoyés, décorés d’inscriptions spirales évoquant la croissance, la mémoire et la renaissance. Le béton du sol avait été brisé à coups de pioche, remplacé par une terre brune et grasse, féconde. Là, au milieu de ce monde qui pourrissait lentement, un champ avait éclos. Vingt mètres carrés de jeunes pousses vertes qui vibraient presque sous la lumière blafarde filtrée par les vitres cassées.
Les fidèles, mains calleuses et regards pleins d’espoir, travaillaient aux côtés de Ro’shy. Chaque tige naissante semblait leur rendre une part de ce qu’ils avaient perdu.
Mais Ro’shy, lui, regardait plus loin. Plus haut.
Assis en méditation dans un cercle de pierres, il tendit son esprit, franchit les couches invisibles du monde… et, enfin, parvint à joindre Voln. Le contact fut bref mais puissant, un souffle ancien chargé d’énergie divine. Voln lui ouvrit un passage à travers l’entropie.
La traversée fut une agonie muette. Les tissus de la réalité se tordaient autour de lui comme des serpents d’encre. Mais Ro’shy sentit ses membres manquants revenir à lui, ses nerfs se reconnecter, son corps s’aligner de nouveau. Quand il ouvrit les yeux, il était sur le plan des dieux — ce lieu étrange, aux textures brumeuses et au ciel sans astres.
Voln l’attendait.
Leur conversation fut grave. Neh’zul, le dieu de l’oubli et du déclin, préparait quelque chose d’ampleur. Voln, dont la voix était comme un grondement au creux de la conscience, lui rappela que si la planète sombrait, lui s’en sortirait — ses fidèles étaient ailleurs, dans d’autres plans. Mais toi, Ro’shy ? Toi, que deviendras-tu ? Le message était clair : il fallait agir, et vite.
Pendant ce temps, loin au sud, Grabu, Pashtarot et Spike campèrent quelques jours dans les ruines désertées de Versailles, aujourd’hui silencieuses, hantées seulement par les courants d’air entre les colonnes effondrées. Pas une âme, pas même une bête. Le silence y résonnait comme une menace.
Grabu s’entraîna sans relâche. Son souffle formait des nuages dans l’air froid du matin, ses poings rougis par la pierre qu’il frappait. Il alla jusqu’à s’effondrer d’épuisement, lèvres fendues, mains tremblantes, déshydraté. Il comprit alors que même la foi exigeait le soin de soi. Il ralentit.
Pashtarot méditait aussi, les yeux mi-clos, son visage éclairé par la lueur d’un feu mourant.
Spike, lui, épanchait sa soif de travail et affûtait les lames de ses coéquipiers.
Lorsqu’un beau matin, en regardant la carte des lieux, les trois hommes décidèrent de se rendre à Orly, un “aéroport”.
Le site s’étendait comme une fourmilière dévastée mais toujours vivante. Quatre étages de routes effondrées, de passerelles métalliques et de parkings suspendus, recouverts d’herbes folles et de poussière noire. Depuis les hauteurs, ils observèrent l’intérieur des bâtiments.
Dans chaque hall, un robot immobile, massif, drapé de runes colorées, semblait monter une garde silencieuse.
L’hésitation se fit sentir — mais la curiosité l’emporta. À l’arrière, une série de hangars, entourés de cages de fer hautes comme des remparts, recelaient une armée de machines. Certaines réparaient des canons, d’autres assemblaient des pièces. L’intention était claire : ces robots se préparaient à la guerre… contre Paris.
Préférant ne pas s’attarder, ils regagnèrent leur véhicule et prirent la route vers la capitale.
À l’entrée de Paris, les murs les attendaient. Froids, criblés d’impact, hérissés de barbelés. Les gardes, silhouettes noires et casquées, levèrent aussitôt leurs armes quand Spike descendit seul, les mains ouvertes. L’air était sec, chargé de cette odeur tenace de plastique brûlé et de sang ancien.
Il demanda à parler à Pakker.
Mais ce ne fut pas lui qui vint.
Trois figures en capuche sortirent de la ville, silencieuses, non-identifiables. Leur démarche n’était pas humaine. Elles s’identifièrent toutes comme le baron Esdel. Spike leur parla d’un deal : il avait des informations précieuses sur les robots d’Orly, en échange d’une immunité pour lui et ses alliés.
L’une des figures tendit la main. Longue, fine, presque élastique. Pour sceller l’accord.
Mais Spike hésita.
Ses yeux glissèrent vers les siens — vides.
« Je vais en parler avec mes amis, » dit-il lentement, « et je reviendrai vous confirmer le deal. »
Puis il recula, sans tourner le dos. L’atmosphère, figée, pesait comme un couvercle de plomb.
Au soir, Spike prie son dieu Braggur, comme à son habitude, et ce dernier lui donne une nouvelle quête en sa gloire : parvenir à créer 5 pyramides de la taille d’une pomme, avec les 5 métaux les plus rares de son monde.
D’aventures et de mésaventures
Les rues de Paris s’effaçaient peu à peu derrière eux, englouties par la brume grise et l’odeur persistante de poudre. Spike, Grabu et Pashtarot avaient décidé de ne pas retourner vers Versailles, ces ruines muettes et stériles. Leur destination cette fois : une vieille usine désaffectée qu’ils connaissaient déjà, un monstre de béton et de tôles rouillées, figé dans un silence industriel depuis des décennies.
Ils atteignirent la concession à la tombée du jour. Les carcasses de voitures, tordues et rongées par la rouille, s’entassaient en amas chaotiques comme des ossements abandonnés. Le vent sifflait à travers les vitres brisées, charriant l’odeur âcre d’huile rance et de métal oxydé. Ils fermèrent méthodiquement tous les volets, réduisant les points d’entrée à un minimum, et établirent des tours de garde.
Lors de son tour, Pashtarot aperçut au loin, vers Paris, de brèves gerbes de lumière, suivies de grondements sourds. Des explosions. La ville semblait toujours sous le feu de quelque ennemi invisible.
Au petit matin, Grabu invoqua une forge pour Spike. Les flammes naquirent dans l’air glacé, éclairant les murs ternis de reflets orangés. Pashtarot l’aida à démonter plusieurs carcasses, leurs mains s’enfonçant dans les entrailles mécaniques des véhicules. Spike, concentré, disposa sur l’enclume son épée Adrulen, bien décidé à la fondre en cinq fragments. Son dieu lui avait demandé de forger cinq alliages différents ; il comptait y mêler les métaux récupérés ici. Mais la fusion s’avéra impossible : le métal venu d’ailleurs refusait obstinément de se mêler à celui de la Terre, comme deux mondes refusant de se mélanger.
Pendant que Spike s’acharnait, Grabu et Pashtarot partirent explorer les environs. Un bâtiment à demi effondré attira leur attention. À l’étage, Grabu distingua, couché sur le ventre, un sniper qui braquait son fusil en direction de l’usine. Sans bruit, il s’approcha par-derrière, chaque pas avalé par l’ombre. Pashtarot, lui, prit le chemin inverse pour prévenir Spike.
C’est alors qu’un claquement sec brisa le silence. Pashtarot vacilla : une balle venait de lui transpercer l’épaule. La douleur explosa dans tout son bras. Il se mit à courir, le souffle arraché à chaque pas, et parvint à atteindre un des volets de l’usine. Une deuxième balle ricochait contre le métal le frôla. Il se jeta à l’intérieur, refermant la tôle derrière lui, et tenta maladroitement d’endiguer le flot de sang qui s’échappait de sa blessure.
Spike sortit aussitôt, enfilant son armure dans un cliquetis métallique. Depuis la cour, il aligna les silhouettes qu’il avait en visuel et les abattit une à une avec son sniper. De son côté, Grabu se concentra, observant les lignes de tir probables, puis s’éclipsa dans les ruines. Il surprit d’autres tireurs et les fit tomber, chacun dans un éclat bref et fatal.
En fouillant les corps, Grabu découvrit des tatouages qu’il ne reconnaissait pas, des symboles étranges aux formes angulaires. Sur certains toits où il s’attendait à trouver des snipers, il ne trouva que des traces dans la poussière : des silhouettes avaient été allongées là récemment, mais avaient quitté les lieux.
Déterminé, il revint à l’usine. Ils rassemblèrent leurs affaires et montèrent dans leur véhicule. Spike tenta de deviner la trajectoire de fuite de ses adversaires, prêt à les traquer.
Pendant ce temps, loin du monde matériel, Ro’shy errait dans la lumière éternelle du plan des dieux. Il méditait, cherchant à ressentir les liens qui l’attachaient encore au monde des vivants, mais ses tentatives échouaient. Ici, il n’avait plus faim, plus soif, plus besoin de sommeil. Le temps lui-même semblait figé.
Il contacta la Mère Vanyss, son dieu supérieur. Leur échange fut empreint de calme, presque de lassitude. Vanyss lui expliqua qu’aucun dieu supérieur ne se rendait sur le plan des vivants. Pourquoi le feraient-ils ? Les fidèles des dieux inférieurs leur apportaient ferveur et puissance directement, sans qu’ils aient à se mêler aux mortels.
Ro’shy reprit sa marche dans les plaines célestes et croisa Sha’Karuun, une entité au port sombre, originaire du plan des esprits. Son rôle, disait-il, était de dissoudre toute chose. Il avoua avoir été enchaîné longtemps, et connaître peu le plan des dieux. Ils cheminèrent ensemble, jusqu’à rencontrer deux autres divinités : Taoor et Aünel.
Aünel, le regard brillant, expliqua à Ro’shy comment créer une faille dans le plan des dieux, un passage vers l’Entropie et, de là, vers d’autres plans. La conversation dériva sur la magie, la prêche et le voyage.
Finalement, Ro’shy et Sha’Karuun décidèrent de mettre en pratique ces conseils. La faille s’ouvrit comme une cicatrice lumineuse dans l’air. Ils franchirent l’Entropie et émergèrent sur le plan des élémentaires au lieu du plan des vivants.
Le monde qui s’offrit à eux avait quelque chose de rêveur : des formes humanoïdes composées de glace, de feu, de roche et d’eau vivaient et se déplaçaient comme un peuple étrange et solennel. La chaleur du magma côtoyait la morsure glacée des vents, dans une harmonie impossible ailleurs.
Un élémentaire de rocaille s’approcha et demanda d’une voix grave : — « Que faites-vous ici ? »
Sha’Karuun, trouvant une forme matérielle pour la première fois, étendit la main. Son contact fut fatal. L’élémentaire se désagrégea aussitôt, réduit en un nuage de poussière qui se dispersa dans l’air minéral.
Chasseur chassé
La piste des snipers se dessinait comme une cicatrice à travers les ruines. Grabu, Spike et Pashtarot progressaient avec prudence, suivant les traces à demi effacées sur l’asphalte craquelé. Leurs regards fouillaient les hauteurs, là où des silhouettes pouvaient guetter. C’est alors qu’ils aperçurent, au loin, un homme fuyant maladroitement, ses pas résonnant contre les murs éventrés. Sans hésiter, Spike épaula son fusil de précision et pressa la détente : la balle heurta la jambe du fuyard qui s’effondra dans un cri étouffé. Mais presque aussitôt, un autre coup de feu résonna. Les trois compagnons se figèrent, les sens en alerte, avant de décider d’avancer discrètement, scrutant chaque corniche.
Ils explorèrent un bâtiment à demi effondré, progressant parmi la poussière et les poutres calcinées. Le silence fut soudain brisé par un bruit sec : un rat bondit devant eux, provoquant une réaction immédiate de Spike qui tira et l’abattit. Le claquement de la détonation fit s’envoler une nuée de pigeons, voletant dans un tumulte de plumes grises. Le groupe finit par retrouver l’homme blessé, gisant au milieu de la rue. Son sang s’était répandu en une mare sombre, mais l’arme encore serrée dans sa main révélait la vérité : il s’était donné la mort d’une balle dans la tête. Pashtarot s’empara du pistolet, et ensemble, ils traînèrent le cadavre à l’écart pour le dissimuler dans les décombres.
Il restait deux snipers à retrouver, aussi poursuivirent-ils leur piste. Mais un piège mécanique surgit de la chaussée : des pointes jaillirent soudain, lacérant les pneus de leur véhicule. Celui-ci glissa dangereusement, prêt à s’écraser. Dans un réflexe désespéré, Spike murmura un sort de retour dans le temps, la réalité se distordant autour d’eux comme un mirage brisé. Il cria à Grabu de freiner, et la voiture s’arrêta net, juste avant les lames. Tous trois bondirent hors du véhicule, armes au poing.
Alors, les hauteurs s’animèrent. De petits drones s’élevèrent depuis les toits éventrés. Spike riposta aussitôt, abattant les engins un à un, mais déjà des projectiles sifflants frappaient Grabu et Pashtarot au cou : de fines fléchettes, imprégnées d’un poison inconnu. Une détonation sourde retentit, puis une pluie de grenades s’écrasa dans la rue, l’air se chargeant d’une brume âcre qui leur brûlait les poumons. Grabu tenta de se fondre dans l’invisible, Pashtarot invoqua une bulle d’air pur, mais aucune magie ne répondit à leurs appels. L’air lui-même semblait leur refuser sa grâce.
Spike, implacable, continua de faucher les drones au fusil laser, ses tirs illuminant la fumée. Mais Pashtarot chancela et s’effondra, inconscient, rapidement suivi de Grabu qui, dans un dernier élan, chargea l’entrée d’un bâtiment. Il eut à peine le temps d’apercevoir les silhouettes armées à l’intérieur avant que les ténèbres ne l’engloutissent. Spike, seul survivant debout, tenta à son tour de rejoindre un abri, mais un bruit sourd derrière lui le fit pivoter. La grenade roula jusqu’à ses pieds : l’explosion le projeta au sol, son armure de fonte amortissant le choc mais le laissant meurtri, la chair brûlée par le métal chauffé à blanc. Il agrippa sa hache dans un geste désespéré, mais déjà l’arme possédait son esprit, l’engloutissant dans une torpeur brutale.
Pendant ce temps, Ro’shy et Sha’karuun affrontaient une tempête d’élémentaires. Des blocs de roche, des gerbes de flammes et des éclats de givre fendaient l’air autour d’eux. Sha’karuun, implacable, dissolvait la matière même des créatures, ses gestes précis réduisant leurs assauts à néant. Ro’shy, lui, progressait miraculeusement indemne, les projectiles frôlant son corps sans jamais l’atteindre. Profitant de ce hasard providentiel, il canalisa un sort puissant : un changement de plan. En une fraction de seconde, il se dissocia de ce monde pour s’éveiller ailleurs.
Il ouvrit les yeux dans une réalité faite de volutes insaisissables. Tout autour de lui s’étendaient des masses mouvantes de brume et de fumée, aux couleurs changeantes — orange, rose, pourpre, rouge sombre et gris. Certains amas paraissaient plus denses : d’autres esprits, flottant comme des braises dans ce ciel d’éther. Ro’shy sentit son corps matériel se dissoudre, remplacé par une existence immatérielle, dépouillée de toute chair.
Un esprit s’approcha de lui, sa voix résonnant sans mots mais emplie de sens. Il lui révéla que ce lieu se nommait le Malaktar, et qu’il percevait en lui les stigmates d’une trop grande consommation de Sniffol. L’esprit bienveillant l’invita à le suivre, le guidant à travers les volutes jusqu’à une présence plus puissante. Là, un autre esprit, plus ancien, l’enveloppa d’une aura apaisante, puis entreprit une chirurgie invisible de son essence même. Ro’shy ressentit une gêne profonde, comme si ses souvenirs étaient fouillés, remodelés. Mais il se laissa faire, puisant dans ses instants les plus chers pour conserver une étincelle de lui-même au milieu de l’opération.
Un froid métallique accueillit leurs sens lorsqu’ils revinrent à eux. Grabu, Spike et Pashtarot reprenaient conscience lentement, les paupières lourdes, la gorge sèche, le corps engourdi. Leurs dos et leurs jambes reposaient contre une surface glacée, qui leur arracha des frissons malgré la torpeur. L’obscurité était totale, étouffante, presque palpable. Ils n’avaient pas de vêtements, et chaque mouvement leur révélait la morsure des liens : chevilles, poignets, ceinture, tout était contraint par un système implacable. Pas même la possibilité de tourner un bras ou de forcer une jambe. La prison semblait faite pour annihiler toute velléité de résistance.
La pièce était froide, l’air saturé d’une odeur lourde de terre humide, comme un caveau exhumé. En arrière-fond, à peine audible mais terriblement incongru, une musique classique se faisait entendre : violons, piano, une mélodie lisse et presque douce, comme pour parodier la cruauté de l’instant. Le contraste glaçait le sang.
Puis une lumière naquit. Une torche s’enflamma d’un claquement sec, dévoilant un visage sorti d’un cauchemar. Les flammes vacillantes sculptèrent des traits méconnaissables : peau labourée, chairs recousues, cicatrices béantes qui dessinaient sur ce visage une carte de souffrances anciennes. Ce n’était plus un être humain, mais une œuvre monstrueuse. Pashtarot, en un éclair de mémoire, sut. Estyn. La maîtresse de la torture de Paris. Celle qui lui avait arraché la langue jadis.
Un sourire, ou ce qui s’en rapprochait, se dessina sur ce masque mutilé. Un échange glacé de paroles suivit — de simples politesses, banales et vides, mais dont le ton résonnait comme un couperet. Puis commença le labeur.
Pashtarot fut le premier. La torche jetait une lumière dansante sur ses yeux écarquillés lorsqu’Estyn sortit un outil métallique, conçu pour forcer les mâchoires. Elle le lui enfonça sans un mot, jusqu’à lui maintenir la bouche grande ouverte. Puis, lentement, elle approcha une pince de jardinage, grossière et brutale. D’un geste sûr, elle sectionna sa langue. Le sang jaillit, une gerbe sombre et épaisse, s’étalant jusque sur son menton et sa poitrine. Le cri étranglé de Pashtarot résonna, déchiré, interrompu aussitôt par la douleur. Estyn, méthodique, approcha une plaque de métal chauffée à même la torche, et cautérisa la plaie dans un sifflement écœurant, emplissant la pièce d’une odeur de chair brûlée.
Spike, incapable de détourner les yeux, réclama sa hache d’une voix froide et détachée. Estyn, indifférente, saisit un tissu qu’elle pressa contre son visage, y versant de l’eau jusqu’à l’étouffer. Spike se débattit, étranglé, noyé, l’air arraché à ses poumons. Sa conscience bascula dans le noir. De petites tapes sur sa joue le ramenèrent aussitôt. Ses yeux s’ouvrirent sur le rictus couturé de son bourreau. Et l’eau recommença à couler. Ce cycle de noyade et de réveil se répéta, implacable, jusqu’à ce qu’Estyn se lasse du spectacle.
Enfin, ce fut Grabu. Elle l’empoigna sans hâte, puis plaqua sa main gauche contre la table de métal. Un clou, planté d’un coup sec, transperça sa paume, l’épinglant à la surface. Son cri fit écho à ceux de ses compagnons. Alors, lentement, avec une minutie sadique, Estyn saisit une pince et entreprit de lui arracher les ongles. Un par un. Chaque craquement, chaque arrachement, résonnait dans la salle comme une sentence. La musique classique, toujours en fond, poursuivait sa mélodie paisible, grotesquement indifférente.